Après la lecture de L'Isolation, l'amateur de Renaud Camus s'inquiète : tout s'accélère.
Les diatribes contre l'appauvrissement de la langue française et contre la contre-colonisation se font plus ratiocinantes que jamais, débarassées de toute scorie, de tout enrobage, on les croirait faites pour un dernier tour de piste, comme pour se débarasser de leur objet, pouvoir enfin passer à autre chose.Ce qui était rédigé auparavant (comme par exemple dans Répertoire des délicatesses du français contemporain) devient ici, à la manière de Sade pour les crimes dans Les cent-vingt journées de Sodome et après Flaubert, une liste de mots traduits en parlure "petit-bourgeoise".Notre auteur a à peine le temps d'aller visiter des musées, villes et expositions : il en a encore moins pour nous le raconter.Même l'amour : les galipettes se font avant quelque documentaire diffusé sur Arte. Et la musique : pour rentabiliser le temps, on profite de la sortie des chiens pour en écouter, walkman vissé aux oreilles.
C'est que le temps s'accélère.« Il y a vingt ans j'étais à Rome, il me semble que c'était hier, ou plutôt ces vingt années ont passé presque sans laisser de traces. Dans vingt ans, si je vis jusque-là, j'entrerai dans le grand âge. [1]Laisser des traces, voilà le sens de la vie camusienne, tenir son Journal, déposer ses photos sur Flickr, annoter ses pochettes de disques, ses livres.Renaud Camus was here, Renaud Camus did it.Ne pas se laisser dévorer par le Temps.
Camus nous dit que ses accès de boulime coïncident avec une non-productivité.« Je crois que la vraie vie commence au moment où l'on n'est plus obligé de la gagner; quand le travail est une dépense, comme le sport, et non plus un indispensable revenu (...) » [2]Travailler, c'est dépenser, vider, épuiser, décharger, évacuer. Manger, c'est se remplir, se charger, compenser; et manger c'est éviter d'avoir à parler (cf. les toasts au tarama sur lesquels nôtre auteur se précipite en regrettant de devoir sacrifier à la discussion). Parler empêche de se remplir mais ne fait pas avancer le travail pour autant. En psychanalyse, la langue parlée, contrairement à l'écrite, c'est la mère. La langue maternelle, la mère, sont un obstacle à la création camusienne. Il faut aller la chercher à Royat, supporter ses caprices, sa parole dithyrambique sans espoir d'être écouté. Alors on essaie de se rappeler et de traduire des vers étrangers, histoire de se débarasser de cette langue maternelle (au sens littéral). On dépense l'argent qu'on n'a peut-être pas, on écrit onze heures par jour, on s'isole.
Et on fait tout pour expulser les mots, les maux, pour régler son compte à la vie, pour régler son compte aux jours, pour régler son compte au dit, aux non-dits, en épuisant les mots, jusqu'à la lie.
Notes
[1] Camus, L'Isolation, Fayard, 2009
[2] Camus, Qu'il n'y a pas de problème de l'emploi, p.30, P.O.L., 20
08/04/16
Il y a 8 ans
5 commentaires:
Sur la table des nouveautés d' une librairie où je vaguais hier,j'ai vu qu'Hubert Reeves avait actualisé l'univers en publiant une version 2009 de "Poussières d'étoiles". J'ai pensé : Le tisseur ne l'a peut-être pas lu.
Emporté " Le Futurisme de l'instant " de Paul Virilio...aucun livre de Renaud Camus!
J'ai de moins en moins envie de le lire, et de plus en plus envie de découvrir ce que vous en dites. Je n'irai pas sur SLRC.
Oui, "Poussières d'étoiles", en effet, me fait envie. Vous avez visé juste !
Virilio ? Jamais lu.
Pourquoi, Madame, avez-vous de moins en moins envie de lire R. Camus ? Et pourquoi n'irez-vous pas sur la SLRC ?
Et puis c'est original : avoir envie de lire "sur" et pas "de" tel ou tel auteur !
Parce que je vous vise juste ! J'ai croisé un disciple"in", un croisé,un amateur de temps compté,un regard
qui lit jusqu"à la lie. J"aime assez l"idée de faire confiance à un seul traducteur choisi, dont l'analyse enrichira un propos original inconnu dans une langue éternelle, nôtre.
Des pensées...("Avec de l'argent qu'on a pas").
Ragnagna.
Vous avez vos règles, Giorgio ?
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